12 December 2009


J’avais déjà prévu ma phrase choc d’introduction: « Enfin de retour, première douche chaude, un jus noir dégouline de mes cheveux». Sauf qu’à mon retour jeudi soir dans ce Kathmandu nocturne glacial, j’ai été accueillie par une bonne vieille coupure de courant (ce qui signifie douche froide) ; mon générateur quant à lui m’a souhaité la bienvenue en tombant lâchement en panne (ce qui signifie douche froide dans le noir, donc jus noir ou pas dégoulinant de mes cheveux, de toute façon j’ai rien vu!)
Ravalant ma colère et ma frilosité, j’ai pris ma dernière douche froide et me suis écroulée. Voyage formidable en effet, mais éprouvant! Je me réjouissais de partir à l’aventure, surtout qu’on m’avait vendu le projet comme « des quasi-vacances dans le Terai, tous frais payés, hôtel, repas etc... Eau chaude ? Bien sûr, pas de problème ». Donc forcément je suis partie le coeur léger, mais le sac lourd de plein de fringues de rechange, livres, shampoings, après-shampoings, gel douche ayurvédique à la pomme etc. qui se sont, vous l’avez deviné, avérés totalement inutiles durant mon séjour.
La veille, nous avions célébré mon départ dans un restau israélien à se pâmer (testez cette recette: 2 grosses poignées de feuilles de menthe, eau gazeuse, jus de citron, sucre, mixez le tout et miam, une limonade à la menthe !) suivi d’un concert de punk féministe népalais (Rai Ko Ris, dont le batteur est à ce qui paraît un ancien délégué du CICR français marié à la chanteuse népalaise : http://www.lastfm.fr/music/Rai+Ko+Ris).
Le lendemain donc, départ pour l’aéroport avec D., mon interprète, qui à ce que j’avais compris, avait déjà participé à moult expéditions du genre, ce qui me rassurait pas mal. Saut qu’en voyant son air largué devant les comptoirs de l’aéroport et plus tard sa fascination pour le petit manuel de sécurité dans l’avion ainsi son incapacité à attacher sa ceinture, j’ai compris que c’était en fait sa première mission de terrain (ce qu’il m’a confirmé ensuite). Pas super rassurée par le « check-in » (on balance mon sac à dos dans un coin, sans étiquette) et le contrôle de sécurité qui consiste en un vague tripotage par une bonne femme qui a plutôt l’air d’essuyer ses doigts pleins de graisse de samosas sur mon pantalon que de voir si j’ai pas un revolver caché dans ma poche, et se contente de me demander« no gun, no knife ? » en pointant mon sac (à quoi je réponds non et elle me laisse passer). Mais je respire, en me disant qu’un voyage avec Buddha Air ne peut se passer que dans la sérénité.
Le hall d’arrivée de l’aéroport de Nepalganj consiste en une pièce meublée d’une simple table au centre, où tous les bagages sont balancés pêle-mêle. Je me lance dans la mêlée et après quelques mouvements de catch et un coup de coude dans l’oeil, m’empare de mon sac à dos. L’air est chaud, ça sent le pays tropical, je vois de belles grosses fleurs rouges et de resplendissants bananiers, ça y est le sud s’empare de moi !
La ville est très poussiéreuse, comme Kathmandu, mais ici tous les bâtiments sont ouverts sur la rue, un peu comme une opération à coeur ouvert, et on peut voir tout ce qui se passe de l’extérieur: un mec allongé dans un fauteuil la bouche ouverte dans laquelle tripatouille avec des outils un autre mec dont je présume (et espère pour le premier) qu’il est dentiste; un autre en pleine séance de rasage chez le barbier: une poignée de femmes occupées à se manipuler les cheveux, les doigts de pieds, le visage dans ce que je suppose être un salon de beauté; tout cela entrecoupés de guesthouses aux couleurs vives et de ces petites échoppes typiques, copié-collé de celles que j’ai vue à des centaines d’exemplaires en Inde et à Kathmandu: des petites sachets individuels de shampoing et des sachets identiques de paan (cette substance rouge que les locaux machouillent pendant un moment et crachent ensuite, laissant de charmantes traces dans les rues, voire sur les murs de ta chambre d’hôtel) qui pendent du plafond, des étagères remplies de toutes les première nécessités dans des emballages multicolores : biscuits « au glucose » (j’ai toujours trouvé ça bizarre comme argument de vente, si il y a bien qqchose de commun à tout les biscuits c’est du sucre non ?), savons à tous les parfums imaginables, certains aux vertus blanchissantes, nouilles instantanées, cigarettes, petites bonbons au lait bouilli vendus à l’unité dans des grands pots (saveur café, chocolat, vomi – d’après ce que j’ai pu tester), tas de bracelets multicolores scintillants, etc.
Nepalganj est la grande capitale du sud-ouest népalais, mais consiste seulement en 2 longues rues parallèles, et moult petites perpendiculaires où s’entassent marchés de légumes, charrues tirées par des buffles, petites échoppes à samosas...

C’est là que je réalise le fossé gigantesque entre le niveau de développement de Kathmandu et des autres « grandes villes » du pays, et comprends mieux la colère des « provinciaux » et les poussées fédéralistes, dont les Maoïstes se font les grands portes-parole (une de leurs actions régulières, hormis les grèves et les blocages routiers, consiste en la proclamation d’états autonomes de part et d’autre du pays).
Premier dhal bhat au Terai, première nuit dans un hôtel qui me semble un peu rudimentaire (mais mes standards vont être largement modifiés par la suite, ce même hôtel devenant 2 semaines plus tard le comble du luxe), après avoir regardé Némo en hindi. Le lendemain, je prends ma première douche froide en serrant les dents, tandis que mes acolytes népalais m’avouent qu’il ne prennent que rarement des douches, se contentant de se laver la « zone photo passeport » quotidiennement, car même à Kathmandu ils n’ont pas l’eau chaude, eux. Je réalise à quel point j’ai été biaisée par mon regard de petite bourgeoise occidentale gâtée, croyant que les gens avec qui je bosse ont forcément un train de vie similaire au mien ici. Plus tard, au boui-boui du coin, les mêmes personnes qui quelques minutes auparavant me faisaient des théories sur la justice transitionnelle et les abus de la police lors de la détention provisoire se transforment en hommes préhistoriques qui engouffrent leur riz imbibé de dhal dans leur bouche à pleine main (la droite) et rotent allègrement, le repas terminé, le regard satisfait et la main sur la panse, alors que j’essaie de cacher mon air atterré. Mes stupides préjugés occidentaux se dissiperont encore une fois rapidement, et je découvrirai également plus tard le délice de mélanger les aliments avec les doigts et de manger avec les mains....
On monte finalement dans notre jeep, faisons la connaissance de notre chauffeur, qui sous une apparence modeste et peu loquace montrera un talent impressionnant à nous mener à bon port à travers des rivières pleines de rochers, des plages de sables, à zigzaguer entre les charrues à buffles, les chiens et les tas de foin, tout en évitant soigneusement d’écraser le moindre des petites poussins qui courent comme des suicidaires sous nos roues dans les petits chemins de terre des villages. Nous roulons plusieurs heures avant d’atteindre notre destination finale, R., aka « le cul de la terre ».

Cela me permet de m’imbiber du paysage à travers la vitre bovinement en rebondissant inlassablement sur mon siège (les nids-de-poule des routes goudronnées laissent rapidement place à des routes de terre pleines de trous et de cailloux), ce qui deviendra mon activité favorite les jours suivants.
Ces paysages me semblent familiers mais je n’arrive pas à mettre le doigt sur ce qui provoque cette sensation... Un éclair de lucidité traverse mon esprit : les Pays-Bas !! Pas si étrange que ça en fait : étendues plates à perte de vue, champs défilant les uns après les autres avec quelques arbres entre eux et dans le fond du décor. Après il suffit d’ajouter un soleil, de remplacer les moutons par des chèvres, les vaches par des buffles, les tracteurs par des mecs qui ont l’air de faire du wakeboard terrestre tirés par des charrues à boeufs (oui bon ok, en fait ils labourent), le délicat « De volgende halte is Den Haag Mariahoeve » de l’hôtesse de train néerlandaise par la musique indienne à fond la caisse, et l’odeur des frites/mayonnaise de ton voisin de siège par l’odeur de l’encens qui brûle sur le tableau de bord, et c’est identique !
Régulièrement, on se fait arrêter à des police checkpoints, et l’agent en treillis note nos noms et notre numéro de plaque dans un registre. Les Népalais ont l’air aussi friands de registres que les Indiens sont friands de reçus. Tu signes dans un registre quand tu rentres dans un village, quand tu en sors, quand tu visites une ONG etc. Je repense à tous les reçus qu’on m’avait donnés en Inde à chaque fois que je laissais mes tongs crasseuses à 2 balles à l’entrée d’un temple...
Finalement la jeep s’arrête sur une petite place entourée de quelques échoppes de couvertures, de casseroles et de céréales. Au centre, un poteau au bout du quel pend lamentablement un vieux drapeau maoiste. Autour du poteau, 2 buffles, une charrue, de la paille et un mec qui vend des pommes bien empilées en pyramide sur des plastiques d’emballage récupérés d’une usine de bouffe pour chat. C’est la place du village, le centre de l’activité bouillonnante de cet endroit, les Champs-Elysées de R. ! On rentre dans ce qui semble être un débit d’alcool, à voir les rangées de whisky, de vodka et de bière alignées sur le comptoir. A droite de l’entrée, dans une petite cuisine qui donne sur la rue une femme dodue qui fait la gueule pilonne des piments et d’autre épices indéfinis, un ado avec un T-shirt rouge Britney Spears déambule devant nous en chantant à tue tête ce qui semble être des tubes bollywoodiens.

C’est cette joyeuse voix en pleine mue qui me réveillera avec le sourire à 6h tous les matins la semaine suivante (sauf les fois où mon sommeil, trop léger, aura déjà été interrompu par le muezzin du coin à 5h ...). Car derrière le bar/restau, 4 chambres se cachaient autour d’une petite cour où des tas de plateaux à dhal bat, casserole et ustensiles en tout genre garnis de restes de nourritures sont posées pêle-mêle en attendant d’être lavés par une petite grand mère accroupie par terre toute recroquevillée. C’est notre guesthouse. Je découvre ma chambre avec un peu d’effroi: un lit garni d’un drap, d’un duvet et d’un oreiller qui ont peut-être été blancs dans une autre vie, des murs maculés de paan et d’autre taches indéfinissables, un poster de femme à moitié à poil répondant au doux nom de « Celina », une table, une fenêtre à barreau au grillage déchiré (d’où les moustiques à l’intérieur) et une porte qui ne ferme pas de l’intérieur (je développais plus tard un ingénieux système pour la coincer avec la table). Mon collègue me dit « Shehas just cleaned the it ! ». Croyant mal comprendre, je lui dis « So she will clean it ? ». Mais non j’avais mal compris, la chambre venait bien d’être nettoyée.

Dans la petite cour, une salle de douche commune existait bel et bien, mais elle n’avait pas de porte. Mon désarroi se dissipera pourtant rapidement, comme les moustiques dans ma chambre, grâce à la spirale magique, et je me sentirai finalement tout à fait à mon aise dans mon nouveau chez moi le lendemain, ayant fait le deuil d’une possible douche (mais bénissant tout de même l’inspiration suprême qui m’avait fait emmener un paquet des lingettes démaquillantes, un bien précieux).

Surtout, notre première visite dans le village où nous devons interviewer nos témoins me font rapidement oublier les petits désagréments de la veille. L’odeur de foin emplit mes narines, la vue de tous ces animaux qui gambadent me ravit, tandis que je me fais expliquer les éléments du paysage par D. En jaune, des champs de moutardes (dont les graines servent d’épice et à fabriquer de l’huile). Les petits arbustes, c’est du dhal. Les feuilles vertes au ras du sol, des pommes de terre. Les grandes cheminées là bas, c’est pour cuire les briques que l’on fabrique avec de la boue. Les arbres déracinés ici, c’est à cause des inondations massives du mois dernier.
Les villages eux-mêmes ont l’air issus de contes de fées : petites maisonnettes ingénieusement bâties avec de la boue, de la paille, et des bâtons, toits de chaume recouverts de grosses feuilles de cucurbitacées vert foncées et de grosses courges oranges, vertes et blanches, petit jardinet de légumes à l’arrière. A côté, un petit puits et un gros buffle avachi sous une étable, des poules, des chiens et des chèvres qui gambadent. Nous entrons dans la cour d’une petite maison où habitent nos premiers témoins. Un grand-père cajole un grand bébé qui porte un chapeau farfelu et des bracelets à clochettes aux pieds (ce qui semble être l’uniforme des bébés locaux). L’homme a un tatouage bizarre sur l’avant-bras, comme tous les hommes et la plupart des femmes Tharu (l’ethnie dominante au Terai). J’apprends plus tard que c’est leur nom qui est inscrit, ainsi qu’un symbole. On nous sort un « lit » (cadre en bois et corde tressée) de la maison pour que l’on puisse s’assoir et soudainement des gens jaillissent de partout: jeunes mères en train de maquiller de noir les yeux de leur bébé, ados timides qui se cachent derrière un arbre pour épier, gosses hilares, vieux fripés à l’air sage (qui ne sont probablement pas si vieux que ça en fait, problème inverse qu’avec ma femme de ménage ici, les paysans vieillissent plus vite), femmes autoritaires qui empêchent leur mari de parler (ce sera un des nombreux obstacles à des entretiens efficaces)... Ce sera notre décor de travail pour les semaines à venir.

On nous accueille toujours avec beaucoup d’égard, nous offrant un verre d’eau du puit (que je crache en douce la première fois, sur les conseils de mon collègue), des baies oranges non-identifiées, et même à une occasion un verre de lait de bufflonne qui vient d’accoucher, quel honneur ! En sirotant mon lait chaud, tout juste sorti du pis, j’aperçois du coin de l’oeil le regard envieux du petit veau de 4 jours attaché à un piquet et empêché de téter sa mère. Le concept que j’ai tant défendu « L’humain n’est pas fait pour boire du lait de vache. Le lait est l’aliment du veau ! » prend soudain une dimension toute particulière...




Les entretiens s’enchaînent sous le soleil tapant, et honnêtement, ce n’est pas toujours de la tarte. Le témoignage passe d’abord un interprète tharu-népalais, puis un deuxième interprète népalais-anglais avant d’arriver jusqu’à moi et mon ordinateur, autour duquel s’agglutineent des petits aux doigts plein de terre qui caressent l’écran avec un air d’adoration pour cette surface lisse et magique. Je martyrise mes pauvres traducteurs avec des constants « Quand exactement ? Qui lui a dit ? Ou était-elle précisément à ce moment là ? Il nous faut des donnés précises, tu comprends ! ». Pendant qu’ils se débattent pour extraire des informations utilisables de la part de nos témoins qui ne comprennent que vaguement ce que l’on vient faire là, A. tripotant les pères de familles tout en leur parlant (même si je sais qu’il est dans les moeurs pour les hommes de se montrer des signes d’affection ici, ça me fait toujours sourire) je passe le temps en tentant de communiquer avec les enfants. Je leur sors les 3 phrases de népalais que je connais avant de réaliser qu’il ne parlent pas népalais, et me résous à passer à la communication par l’image en prenant des photos d’eux avec Photo Booth : comble de la fascination ! Ils rigolent, moi aussi, avant de retourner à mes récits lugubres d’arrestations nocturnes et de disparitions forcées...


Si les premiers entretiens du matin sont plutôt détendus, la fatigue et l’énervement l’emportent parfois en fin de journée quand on arrive pas à obtenir des infos claires et que le temps tourne, et des pulsions meurtrières à l’encontre de mon interprète népalais-anglais (qui a sûrement les mêmes à mon égard) germent en moi... Et quand la truie de la maison se met à hurler comme une truie qu’on égorge (alors qu’on ne l’égorge pas du tout, j’étais témoin) à 2 mêtres de moi alors que je me bats déjà pour comprendre si le soldat a donné un coup de crosse de fusil dans l’épaule de la mère avant ou après que sa fille ait été emmené à l’extérieur de la maison par les autres soldats, je déploie des trésors de patience pour ne pas balancer mon ordinateur dans le champ de patate et hurler de concert avec la truie.

Heureusement, toutes ces tensions disparaissent quand l’entretien finit, nous prenons congé de nos hôtes avec un souriant « Namaskar » et retournons dans notre fidèle jeep pour une heure ou deux, admirant le magnifique coucher de soleil rouge vif au dessus des champs de moutardes jaunes fluo, un buffle aux yeux bleus passant à côté de la jeep, les petites chèvres se jetant dans le fossé de peur de se faire rouler dessus. Je m’excuse auprès de D. d’avoir parfois posé mes questions un peu sèchement, D. s’excuse de ne pas toujours trouver les bons mots pour traduire ce que disent les victimes, A. est tout sourire, comme d’habitude. Tout est bien qui finit bien, c’est beau la vie dans le Terai.
A notre retour à la guesthouse, un dhal bhat chaud et délicieux nous attend. Je réalise que je n’ai même pas expliqué ce qui constitue ce plat désormais mythique de mon voyage. Dans un grand plateau en métal, une grosse platrée de riz blanc, une poignée de curry de légumes, la plupart du temps choux-fleurs, aubergines et haricots verts, une poignée de « sagh » (légumes a feuilles vertes qui ressemblent aux épinards mais en plus amers, cuisinés avec de l’ail et d’autre épices), un petit tas de chutney, souvent très épicé, et un petit bol rempli de dhal, la soupe de lentilles. Le mode d’emploi est simple: tu verses le dhal sur le riz, incorpore des légumes avec tes doigts, et tu enfournes le tout dans ta bouche béante. Dans les restaurants plus élaborés, les plateaux sont compartimentés, et tu as en plus un bol de yaourt nature, une assiette de radis et d’oignons crus, et un « papad », petite galette croustillante (qu’on sert en apéritif ds les restaus indiens chez nous). Le tous servi encore et encore à peine t’as atteint le moitié de ta portion jusqu’à ce que tu disent « noooooon pitié j’en peux plus !! » ou l’équivalent en népalais = la main qui dit non. Bref tout ça pour dire que le dhal bhat du soir avec mes deux acolytes était devenu un moment vraiment agréable et réconfortant après ces journées fatigantes. Discussions diverses et variées: Federer est-il meilleur que Nadal ? (non, « he has a weak physical body » selon mes interlocuteurs), est-ce que ce n’est pas hypocrite de manger de la viande de buffle et de vénérer les vaches, alors que ce sont des espèces très proches ? (non, « when I see a cow, I touch my heart, she’s like my mother ; when I see a buffalo, I see a giant buff momo and it makes me hungry ! ») ; le système de castes, les maoïstes, le réchauffement climatique, le prix de mes Converses etc. Autant de sujets qui suscitent la polémique ! Après le repas, je m’exile sur le toit de la guesthouse et contemple la place du village et les étoiles en écoutant Neutral Milk Hotel, petit moment de quiétude essentiel.

Le matin, le rituel est toujours le même. L’ado fan de Britney nous apporte notre thé bien épicé (« derey piro ») dans un gobelet en métal en chantant, on va acheter rapidement des samosas au snack du coin pour midi, et c’est reparti. Les habitudes culinaires des Népalais sont les suivantes : juste un thé le matin, un dhal bhat à 10-11h, un thé à 15h, et un dhal bhat à 18-19h. Cela rend les horaires de travail « à l’occidentale » difficiles car les gens cuisinent chez eux, donc ne peuvent se pointer au boulot qu’à 11h. Les personnes qui bossent dans des lieux de travail ayant des horaires à l’occidentale, comme les ONGs à Kathmandu, remplacent donc peu à peu ce système pas un système de repas comme le notre pour coller aux horaires de bureau 9h-17h.
Les journées passent rapidement et une dizaine de jours plus tard, nous quittons cet endroit pour nous rendre dans la capitale du district, aux alentours de laquelle nous devons rencontrer d’autres familles de victimes.
Je suggère que l’on en profite pour visiter une réserve naturelle qui se trouve sur le chemin. Tout le monde dit « chouette ! ». Sauf que 45 minutes plus tard, après avoir travers avec succès une rivières assez impressionnante, on se trouve coincé dans des bans de sable, avec la jeep qui patine... Là tout le monde me regarde d’un air noir et plus personne ne dit « chouette ». Après avoir appelé une dizaine de villageois du coin, on réussit pourtant à ce sortir de ce pétrin en poussant la voiture. Fraîchement de retour dans la jeep sur la route principale en direction de la capitale, une autre jeep venant en sens inverse nous fait signe de nous arrêter et un blabla incompréhensible en népalais entre notre chauffeur, le mec de l’autre jeep et mon interprète s’ensuit, qui n’a pas l’air de très bonne augure à entendre le ton de leurs voix. On me dit ensuite de monter à l’avant de la jeep, parce que les Maoistes ont instauré un barrage routier un peu plus loin et qu’ils nous laisseront probablement passer s’il voit qu’il y a une touriste à l’intérieur....
Effectivement, quelques kilomètres plus loin, un gros tronc d’arbre est couché en travers de la route et une cinquantaine de Maoistes pas contents sont assis dessus, bloquant le passage. On descend et on essaie de négocier avec eux, mais niet. Des flics qui surveillent les évènements essaient d’intervenir en notre faveur, et je tente un air de chien battu de pauvre touriste malheureuse qui comprend rien (pas très feint en fait) mais rien n’y fait. Les flics nous disent ensuite qu’il est peut-être possible de passer par des petits chemins à travers les villages, mais notre chauffeur refuse de nous emmener, nous disant qu’il a peur que des manifestants mettent le feu à notre voiture (il faut préciser que sa maison était tout près du lieu du barrage, élément qui a sûrement influencé sa décision...). Il rentre donc chez lui, tout content de retrouver femme et enfants, et on reste en plan dans ce village paumé, crevant la dalle de surcroît. Il est 13h30, dans 4h il va faire nuit et il n’y a aucun moyen de passer la nuit dans ce bled minuscule, car en plus tout est fermé. Là, j’ai de nouveau des envies de massacre contre mon interprète qui reste les bras ballants, l’air perplexe. Il se trouve que malgré de grandes qualités de gentillesse, de compréhension et de patience, D. manque un peu d’esprit d’initiative et d’affirmation de soi. Je prends donc les choses en main : à combien de kilomètres est-on de la capitale ? 14. Très bien. Je file acheter biscuits au glucose, fruits et bouteilles d’eau, m’empare de mon énorme sac à dos (maudit mes stupides jeans et lotions corporelles superflues au passage), secoue D. et nous voilà partis pour une sympathique marche de 3-4 heures à travers le Terai. Je dois dire que je flippais pas mal, doutant un peu de la véracité de l’info fournie au sujet de la distance (qui me dit que c’était pas des miles ou des zloteks ou je ne sais quoi équivalant en fait à 50km ? aucune idée des distances ici !) et n’ayant aucune envie de me retrouver sur une route isolée au milieu des forêts en pleine nuit. On marche en plein soleil chargés comme des ânes et suant comme des boeufs. D. boude parce que ses lunettes sont pleines de poussières et traîne derrière, je cours presque à l’avant histoire de motiver les troupes (un petit jeune du village nous accompagne aussi pour nous montrer la route). Après environ 1h30 de marche, un rickshaw (comprenez un véhicule à 3 roues tiré par un vélo) s’arrête et nous propose de nous emmener. Dieu soit loué ! On monte tous les trois avec nos bagages. J’ai un peu pitié pour le mec qui pédale, qui doit faire la moitié du poids de mon sac et transpire à grosse gouttes, mais ma peur de ne pas arriver au village est plus forte que ma compassion. Un peu plus d’une heure plus tard, nous arrivons effectivement à destination.
On apprend que les évènements qui ont motivé ce barrage impromptu sont les suivants. Dans une forêt toute proche de là, des « landless people » se sont installés, avec les encouragements des groupes maoistes locaux. Le gouvernement, qui ne l’entendait pas de cette oreille, a décidé de les déloger. La police népalaise ne faisant pas les choses à moitié, 5 personnes ont été tuées lors de cette expulsion, d’où les manifestations et les blocages en protestations. On nous informe aussi qu’une grève nationale est prévue pour le lendemain pour la même raison. Pas de transport possible donc pas d’interview.
Finalement je me dis qu’un jour de repos ne sera pas du luxe. On est tous épuisés et un hôtel décent nous attend, avec même une salle de bain chacun ! C’est donc avec le sourire que je me relaxe sur le petit balcon de l’hôtel, admirant le coucher de soleil après cette journée éprouvante. Des bruits de poule qui se débat ainsi que des rires interrompent ma rêverie, je jette un oeil en bas et vois que le balcon donne sur une cour intérieure adjacente aux cuisines. J’ai à peine le temps de réaliser ce qui se passe que j’assiste malgré moi à l’assassinat d’une poule. Argghhhh.... Je décide que cette journée était placée sous le signe de la malchance et me réconforte en me disant que demain est un autre jour, et un jour de vacances en plus. Après un bon dhal bhat avec D., je m’écroule emmitouflée dans mes 3 duvets.
A 1h30, des cris et des voix agressives me réveillent. De ce que je peux entendre (à défaut de comprendre), un groupe d’hommes cognent comme des malades à chaque porte ; s’ensuivent des discussions houleuses avec les occupants des chambres. Je frémis, les récits des familles des victimes me hantent, racontant comment ils ont été réveillés en pleine nuit par des hommes armés et au visage caché par un foulard, qui ont ensuite emmené leurs enfants.... Quand soudain je me fige. C’est contre MA porte qu’ils tapent en hurlant : « Hari ! Hari ! ». Je n’ai aucune idée de ce que veut dire Hari ni de ce qu’ils veulent mais je vois la porte vaciller sur ces gonds. Ils insistent, de plus en plus fort. Ils vont casser la porte, alors autant ouvrir. Tétanisée, je sors de mon lit et entrouvre.... Trois hommes se tiennent devant ma porte, et le bas de leur visage est masqué par un foulard !!! Je vois déjà ma fin proche quand l’un deux dit « oh sorry », et s’en va avec ses deux acolytes. Je referme la porte, la bloque avec une grosse chaise en bois et m’engouffre dans mon lit ou je vais trembler jusqu’au lever du soleil sans fermer l’oeil.... J’imagine que tout le monde dans l’hôtel a été arrêté ou assassiné que j’ai exceptionnellement bénéficié d’une grâce dûe à mon statut de touriste mais que D. a sûrement été enlevé aussi...
A 7h je descends sur la pointe des pieds dans la salle de restaurant et voit D. qui m’attend pour le thé, pas l’air inquiet pour un sou. A demi-hystérique je lui raconte les évènements de la nuit et exige qu’il demande ce qu’il s’est passé aux gens de l’hôtel. Il va les voir et revient en me balbutiant une vague explication selon laquelle ces hommes auraient juste été des mecs bourrés qui cherchaient leurs amis dans les chambres voisines... Je doute un peu mais essaie de me convaincre que ce qu’il dit est vrai. Le soir suivant, nous voyons effectivement des dizaines d’hommes qui dînent dans le resto de notre hôtel, s’abreuvant généreusement de toutes sortes d’alcool. D. explique l’absence de femmes par le fait que les jours de grève, elles restent à la maison « car elles ont peur ». Et les hommes en profitent pour aller faire la fête. La nuit suivante donc, même histoire mais cette fois ils ne toquent pas à ma porte, que j’ai de toute façon bloquée avec la chaise en prévision...
Les nuites suivantes seront plus tranquilles heureusement et nous finissons nos interviews en nous rendant dans des colonies de « kamayas libérés ». Le système de kamayas, généralisé dans le Terai jusqu’à 2000, consistait en une sorte de travail forcé. En fait les kamayas étaient « liés » à un propriétaire terrien pour des contrats de longue durée, vivant sur les terres de leurs propriétaires et ne possédant absolument rien. Etant payés des misères, il s’endettaient souvent auprès de leur propriétaire même et se retrouvaient donc de facto piégés, ne pouvant pas partir car n’ayant aucune ressources. En 2000 donc ce système a été interdit et le gouvernement a créé ces colonies et attribué des petits lopins de terre aux anciens kamayas. Malgré tout, ces gens vivent dans des conditions vraiment précaires, n’ayant que de toutes petites terres qui leur permettent à peine de survivre et choisissent parfois de retourner à l’asservissement (qui existe toujours en pratique). Nous finissons nos entretiens, récoltons les signatures comme d’habitude en prenant l’empreinte des pouces des témoins, et repartons, le coeur un peu lourd devant tant de misère.
C’est la fin du voyage, nous rentrons à Népalganj et depuis là, Buddha Air nous ramène fidèlement jusqu’à Kathmandu avec à peine 3h de retard. Mais je m’en fiche, je pense à la bonne douche chaude qui m’attend ;)

2 comments:

V. said...

You think any of your English speaking friends will read all this? IN FRENCH?

Zelda said...

C'est étrange, mais j'ai l'impression de regarder un téléfilm catastrophe (du genre Bangkok Hilton) quand je lis tes posts. Fais attention à toi, hein :-) Bisous